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Interview de Christian Pisano, poète de l’instant

Professeur de yoga renommé, Christian Pisano a reçu un certificat de sénior avancé remis par B.K.S Iyengar. Mais il n’en fait aucun cas. Poète de l’instant, il considère que ” la technique est limitée, le yoga est vivant, organique. C’est l’atmosphère qui touche l’élève”. Conversation autour d’une infusion dans son studio de yoga niçois, aux murs bordés de livres.

Propos recueillis par Céline Chadelat

Esprit Yoga : Comment commence votre journée Christian Pisano ?

Christian Pisano : Y-a-t-il vraiment un début, une fin, y-a-t-il une journée, un chemin, un itinéraire ? Autant de mots pour masquer une question de fond. Si on voulait la formuler on l’articulerait en tant que « qui suis-je » mais malheureusement cela lui donne une certaine prétention, une arrogance philosophique. J’aimerais plutôt vous en parler comme une démangeaison. Je reconnais une démangeaison constante dans ma vie qui me pousse dans différentes directions. Cette démangeaison, ce sont les coulisses de notre vie.
EY : A travers le terme de démangeaison, évoquez-vous l’idée de désir ?
Si vous allez profondément dans le désir, vous verrez qu’il contient sa propre plénitude. Même si on essaie de satisfaire en allant d’un désir à l’autre, on verra qu’aux coeurs de ces désirs, qu’il n’est qu’un seul désir. Dans un monastère zen, sur son tapis de yoga, que l’on s’injecte de l’héroïne ou qu’on achète pour un repas une bouteille de vin de plus de 10000 euros, c’est toujours la même démangeaison qui est à l’œuvre. C’est pourquoi, quelque soit la réponse, ce n’est encore qu’une manière de calmer la démangeaison, de noyer le poisson dans l’eau, une compensation au malaise de la démangeaison. On veut donner un sens à tout cela. Cette recherche d’une réponse objective me fera m’agiter dans tous les sens, dans toutes les directions et j’en viendrais à collectionner les réponses. C’est donc un profond désespoir, une immense frustration, une totale insatisfaction que l’on essaye de calmer, d’anesthésier au moyen de tout un tas de stratégies, en croyant qu’il y a une solution ou que quelqu’un quelque part à une réponse à mon impasse. Nous essayons par tous les moyens de ne plus faire face à la douleur de la démangeaison.
EY : L’enseignement du yoga Iyengar comporte une grande rigueur, comme une exigence, qu’est-ce-que Shri BKS Iyengar vous a transmis ?
L’essentiel du yoga ne peut être transmis car on ne peut transmettre ce que l’on est déjà. La relation avec l’enseignant se déroule en miroir, elle est une caisse de résonnance amplifiant ce qui est déjà en nous. Pour moi c’est la passion pour l’inutile. La passion pour ce qui ne fait pas sens immédiatement. Quelle folie pourrait pousser quelqu’un à répéter les mêmes exercices pendant toute une vie ? C’est un pari complètement fou, n’est-ce-pas ? Il s’agit d’une confiance absolue dans ce qui ne peut être nommé ou expliqué et qui vibre en tant que joie. Oui, la passion, la joie et l’immense gratitude. La gratitude pour ce qui m’est offert à chaque instant comme une grâce et que je ne peux pas totalement comprendre.
EY : On compte autant de yogas que de yogis, qu’est-ce-que le yoga pour vous ?
La reconnaissance de sa propre spatialité. Je passe mon temps à me définir en tant que ceci ou cela, en tant que corps mental, en tant qu’histoire personnelle. Intuitivement, on pressent que quelque soit la définition que j’ai de moi-même, il y a l’espace du « je suis ». Rien à ajouter, rien à retrancher, rien à rechercher, rien à éviter, rien qui puisse me rapprocher, rien qui puisse m’éloigner. Il n’y a d’autres yoga que celui du « ce qui est de la réalité », l’unique tapis de pratique. Le théâtre de mon existence tel qu’il est dans l’instant est le yoga ultime de la reconnaissance de la présence.
EY : Le yoga n’est donc qu’un moyen, selon vous pour réaliser cette réalité de l’instant ?
Le yoga n’est qu’un moyen. On ne met pas l’accent sur le moyen mais sur la Conscience qui éclaire. La Conscience n’est pas l’effet produit par un moyen, une pratique ou une quelconque activité. « Puisque la Conscience n’est pas une produit de l’activité, les rituels, la pratique du Yoga ne peuvent servir de voie. L’activité n’existe et n’est possible que par la préexistence de la Conscience » disait Abhinavagupta.
EY : Quelles seraient les qualités d’un bon enseignant ?
Il y a toujours un danger à l’énumération de qualités. Cela devient une liste auquel je dois adhérer et qui bien souvent n’a rien à voir avec ce que je vis, avec comme pendant, un possible conflit avec ma réalité dans l’instant.
Etre enseignant n’est qu’une fonction parmi tant d’autres. Il faut la reconnaître comme tel et lui laisser la place nécessaire pour qu’elle puisse respirer en tant que fonction et non en tant qu’individu. Je parlerai plus d’une disposition à se laisser traverser par les courants de la vulnérabilité et de la fragilité, d’emprunter les chemins de traverse et de toucher une certaine folie au quotidien. L’ambiance est plus importante que la technique, c’est elle qui la colore. Il s’agit d’une écoute, de l’absence de comparaison. Si la technique ne peut pas me rendre plus vivant alors elle ne sert à rien. Cette folie me dit que je peux m’autoriser à ressentir ce que je dois ressentir. A ne plus avoir peur d’avoir peur. Devenir toujours plus en intimité avec ma propre vacuité. Cela montre l’inutilité d’entretenir une quelconque image, y compris l’image de celui qui n’a plus d’image !
EY : Un bon enseignant est toujours plus vivant ?
L’idée est de ne pas devenir un fonctionnaire de son art, où le style, la standardisation de la méthode tiendraient une place prépondérante mais de rester disponible à cette discipline qui coule de soi et dont il est inutile de parler. Le style n’est pas important, ce qui compte est l’individu. La standardisation n’est pas bon signe, la personne doit rester au centre du processus. Le yoga est organique, vivant. Il n’est qu’un prétexte.
EY : Quelles sont vos inspirations au quotidien ?
Le quotidien lui-même et en particulier ses craquelures, ses fissures, ses brèches. Pour citer Groucho Marx “Blessed are the cracked, for they shall let in the light. »
Vous êtes davantage connu comme enseignant de yoga Iyengar mais vous êtes aussi adepte du shivaïsme non-duel du Cachemire, pourquoi cette philosophie vous a t-elle aussi touchée ?
Adepte surtout pas. D’après le dictionnaire l’adepte est une personne qui adhère à une religion, à une doctrine, à un mouvement. Ce n’est pas le cas. Oui j’ai été touché par l’approche inclusive du Trika, le shivaïsme cachemirien. Il vous énonce que « vous êtes déjà ce que vous recherché même si vous ne l’avez pas encore reconnu ». Et même cette absence de reconnaissance s’inscrit dans la plénitude de la Conscience dont elle n’est jamais séparée. Tout peut être opportunité à cette reconnaissance. Les vagues du réel, quelques soient ces vagues, vous ramènent à l’océan. Les vagues sont déjà l’océan. « Sois tel que tu es, sans aucune inquiétude car la cible est déjà atteinte. Voilà l’unique discrimination. Et qui d’autre que soi enseignerait quoi et à qui ? » extrait du “Maharthamanjari” écrit par Maheshvarananda.
Sur quel sujet porte votre dernier livre “La contemplation du héros” ?
Je voulais au travers de ce livre replacer les pratiques du yoga à savoir asana, pranayama, bandha, mudra, bhavana – dans leur contexte qu’est le yoga, ne serait-ce que pour ma propre clarification. C’est l’essai, maladroit peut-être, de désengager la pratique du yoga contemporain de son obsession posturale liée au bien-être et autres pilules miracles, et de la placer dans un plus vaste horizon. Certains, après avoir lu mon livre, diront que cela n’a rien avoir avec le yoga Iyengar et ils auront raison ; d’autres s’exclameront que cela n’a rien avoir avec le shivaïsme cachemirien, et eux aussi auront raison. L’inclination de mon cœur a détourné, sans regrets ces deux courants pour en faire ma propre cuisine que je savoure allègrement, avec délectation.Je m’inspire de Maheshvarananda à travers son écrit “Maharthamanjari”: « Où est l’inclination, là est le précepte ; où elle n’est pas, là l’interdiction. Pour nous qui considérons les textes comme un simple épanchement du Cœur, voilà la discrimination. »
EY : Une posture ?
Celle dans laquelle je suis dans l’instant. A savoir la position que le corps adopte naturellement que l’on soit debout assis ou couché. « L’existence du corps dont procèdent plaisir et douleur, voilà la posture indicible. Le flux spontané du souffle, voilà le prodigieux yoga » disait encore Abhinavagupta.
Une madeleine de Proust ?
Quand je pliais les draps blancs avec ma mère, quand elle préparait un gâteau ou que ma tête était posée sur ses cuisses et que ses doigts caressaient mes cheveux, ou encore sur la mobylette de mon père, j’étais le roi du monde.
EY : Une citation ?
“Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit.” Rimbaud. Il y a quelque chose de sacré dans la manière dont les choses apparaissent spontanément, telles qu’elles sont.
 Le livre 
La contemplation du héros, Almora, 2016.
http://www.almora.fr
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